Escale en Patagonie, terre de confins et territoire d’utopies, lieu où le vide criant s’avère étrangement propice à faire le plein dans le cœur du voyageur curieux de ce monde du bout du monde.
Village par excellence situé à la croisée des routes – la célèbre route australe y croise en effet la route d’un côté vers Lago Verde et de l’autre vers le port de Raul Marin Balmaceda – La Junta opte aujourd’hui pour un développement touristique directement lié au succès de celle qu’on appelle ici la « Carretera Austral », voie mythique, propice à tous les fantasmes qui renvoient à l’idée des « bouts du monde ». La municipalité de La Junta a récemment « construit » une belle place centrale sur laquelle donne tout naturellement l’office de tourisme de la petite commune de transit qui borde la route australe sur à peine deux kilomètres de long.
Vue de la nouvelle place du village qui fait aujourd’hui la fierté des habitants.
Quelques rues strictement divisées en damier très nord-américain et de belles maisons en bois composent ce village patagon tout de même peuplé de 1200 âmes. Sans oublier les travailleurs de passage, tous ceux qui oeuvrent au développement routier de la lointaine Patagonie, et dont la présence dans cette zone, qu’on nomme sans rire « urbaine », n’est pas nécessairement du goût de tous les habitants.
Belles maisonnées traditionnelles, toutes en bois, sans oublier des églises omniprésentes dans la région. Depuis belle lurette, colons européens et missionnaires redoutables ont investi la Patagonie, souvent bien avant les premiers Chiliens…
Souvent vendue sur le papier glacé des brochures à destination des visiteurs, la nouvelle devise officielle et touristique de cette ville-croisement est « El pueblo del encuentro », soit « Le village de la rencontre ». Belle formule à vrai dire, riche de promesses, même si la réalité est plus difficile à cerner…
Certes, nombre d’acteurs du développement local, notamment nouvellement investis dans le tourisme naissant, rivalisent d’ingéniosité en proposant une offre sinon une hospitalité des plus alléchantes. Sur le papier du moins. Il demeure que l’histoire récente du Chili et celle aussi de la fameuse route australe s’invitent sans ambages – mais avec armes et bagages – à cet essor touristique en cours, essor aussi soudain qu’il risque de s’avérer durable. Terre de contrastes qui ne souffre d’aucune comparaison, la Patagonie n’est pas à une contradiction près.
La Carretera Austral, voie mythique, souvent considérée comme « la plus belle route d’Amérique du Sud », surtout depuis sa « mise en tourisme » pour développer les sites et les villes qui la jonchent.
Pourtant, au moins deux catégories de populations migrantes ne sont pas forcément très bien accueillies : il s’agit donc d’une part des travailleurs migrants chiliens venus du nord du pays, en quête de travail et d’argent, mais également des backpackers ou jeunes routards israéliens qui – ayant tout juste achevé leur interminable service militaire – viennent dans cette contrée reculée d’une autre monde pour se défouler et se lâcher pour le plus grand malheur des autochtones… Ces derniers craignent leur présence bien plus qu’ils ne l’encouragent ou même la supportent.
A La Junta, ce ne sont pas seulement les routes qui se croisent mais aussi les rivières. Sur un rythme patagonien, donc modéré, toute la zone ici est une affaire de flux.
Autrefois, bien avant la construction de la Carretera Austral – une route désormais « scénique » qui, qu’on le veuille ou qu’on le déplore, reste l’une des « grandes oeuvres » du dictateur Pinochet – les principales voies de communication se passaient sur l’eau et par bateau.
Les deux rivières – Palena et Rosselot – offrent des paysages sublimes et des activités en « eaux vives » diverses (kayak notamment). Mais de nos jours, dans cette région, la route terrestre a nettement pris le dessus sur la voie maritime.
Sur la route, au cœur de La Junta, un panneau métallique tout en vert, comme pour faire oublier les dégâts sur l’environnement perpétrés pendant les longues années de la dictature, rappelle aux habitants comme aux visiteurs qui fut le funeste instigateur de ce vaste projet routier…
Ce qui est étonnant, pour un regard européen en tout cas, c’est qu’aucun graffiti vengeur ou contestataire n’orne ce « monument » à la gloire du général ! En guise d’explication, il semblerait, à en croire certains habitants du cru, qu’au moins la moitié de la population du village ne trouverait rien à redire à l’action « historique » et politique dudit généralissime !
Un travail de mémoire reste sans doute à opérer. Mais le Chili n’est pas le seul pays dans cette situation, ne l’oublions pas…
« Monument » en plein milieu de la route, histoire de bien rappeler au peuple de qui est venue l’idée d’un tel projet, il est vrai assez classiquement dictatorial…
Pour le voyageur qui souhaite quitter la route poussiéreuse – il lui faut se dépêcher car même la poussière (gage inoubliable d’aventures, de souvenirs crasseux et parfois de dérapages incontrôlés) risque de disparaître, l’asphalte est déjà prévu sur une majorité du tronçon pour ces toutes prochaines années – on ne peut que lui conseiller de poursuivre sa quête de Patagonie reculée en poursuivant son chemin jusqu’au modeste village portuaire de Raul Marin Balmaceda, là il ne sera pas déçu…
Véritable plage de sable, baignade pour les plus courageux, dauphins garantis à deux brassées et pour les plus chanceux parfois des baleines vers le large, joli sentier forestier, dunes impressionnantes et espaces marins fabuleux. De quoi échapper quelques jours à l’épreuve de la route, en profitant d’une autre Patagonie, plus marine que routière. Plus authentique que routinière.
Plage à Raul Marin Balmaceda sur le littoral, une escapade bienvenue pour quitter la route !
En optant de la sorte pour la voie du détour, la route de tous les défis – australe comme il se doit – ne sera plus l’apanage de l’héritage de Pinochet mais la piste repensée d’un enchantement où cette terre de confins s’autorise à élargir le champ des possibles des êtres restés dignes et toujours en résistance.
Qu’il s’agisse de lutter contre les ersatz insupportables d’une dictature qui a du mal à disparaître ou contre les immenses sinon immondes projets de barrages hydrauliques qui défigurent la géographie de la Patagonie pour toujours, la lutte continue comme disait l’autre… Les modes de vie locaux aussi seront bouleversés à l’issue de la réalisation de ces projets.
Au final, parcourir à vélo, en stop, à moto ou en 4×4, la Carretera Austral – de Puerto Montt au nord à Villa O’Higgins au sud – pourrait bien renvoyer à un périple à échelle humaine – et non plus seulement aventureuse et naturelle – en privilégiant « la ruta patagonia sin represas », autrement dit en prévoyant des arrêts « engagés » dans tous les lieux où, depuis une décennie, s’est forgé le combat contre la construction des barrages dans la région : une route patagone sans barrages.
En voilà une belle idée de circuit ! Sans doute aussi le meilleur pied de nez fait à l’encontre de feu l’ancien général-dictateur et marionnette des Chicago Boys envoyés par le grand frère nord-américain.
Cette route australe ne sera dorénavant plus seulement cette voie pionnière vers le sud lointain (Far South) mais une double voie et voix de la contestation populaire fièrement érigée contre l’impunité des multinationales et le pouvoir des gigantesques barrages hydrauliques (pour plus d’infos sur ces barrages controversés à Aysen, lire l’article de Fabien Bourlon et Patricio Segura, paru dans le n°8 de L’autre voie).
Pont orange métallique surplombant le Rio Rosselot et surlequel on peut lire cette inscription : « Patagonia sin represas » (« La Patagonie sans barrages »). La lutte continue…
Pour certains protagonistes la bataille est achevée, pour d’autres elle ne fait que commencer. Ce qui est pourtant sûr aujourd’hui c’est qu’une prise de conscience politique et surtout écologique a vu le jour au cours de cette bataille de dix ans. Dès lors que les hommes parviennent à s’élever et à se lever ensemble contre l’abus, l’injustice, la bêtise, et avant tout contre la toute-puissance de l’argent et celle du marché, ils refuseront ad vitae eternam de vivre à genoux. Pour toujours, ce qui n’est pas rien dans notre monde aujourd’hui gangréné par l’industrie de la peur comme l’écrit fort bien un illustre auteur sud-américain, Eduardo Galeano. Et ils resteront debout jusqu’au dernier souffle. C’est ce qu’il faut souhaiter aujourd’hui, et demain, aux Patagons. A tous les Chiliens aussi.
Pour terminer, méditons autour de cette courte maxime de Luis Sepulveda, écrivain chilien, longtemps exilé comme tant d’autres de ses compatriotes, une citation extraite de son roman Histoire de la mouette et du chat qui lui apprit à voler : « Seul vole celui qui ose le faire ». Aux Chiliens maintenant de prendre leur envol ! Pour une autre voie plus durable et vers des cieux plus cléments. A ce titre, le ciel de Patagonie offre justement un panel exceptionnel de couleurs… où, une fois revenu sur terre, il ferait bon de puiser des ressources plus spirituelles que naturelles.
Les Patagons, eux, sont déjà en bonne voie, sur le bon chemin… Bonne route à eux, et plus encore à tous les Chiliens.
Franck Michel
Image mythique d’une Patagonie vierge et naturelle qui en fait rêver plus d’un. Ici, le Rio Rosselot, à la sortir de Junta. Il faut prendre son temps pour admirer ce paysage… et surtout zoomer à droite pour apercevoir un détail qui, lui aussi, participe amplement au mythe : un voyageur couché dans l’herbe, en train de lire, seul au monde, simplement entouré d’une nature inviolée jusqu’à ce jour… Ou presque, car il n’est pas encore interdit de rêver.
Surtout en si belle terre d’utopie totale… Carpe diem en Patagonie…
Lire l’article « La Junta, una parada en la Carratera Austral » de Franck Michel paru dans « El diario de Aysén » (Chili) le 22 février 2014